Courriers - Ernest Olivié - Grande Guerre 14-18

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Courriers

Avant le départ

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Lettre de Léon Poujol à Ernest Olivié.

Léon Poujol est un condisciple d’Ernest, mobilisé dès l’an 1914 ; à cause de cela, il n’a pas été ordonné prêtre.


Ce 19-4-15

Bien cher Ernest

Je crois que tu vas réussir à me faire craindre plutôt que désirer tes lettres : c’est qu’elles sont devenues cruelles autant qu’agréables. On les dirait faites exprès pour  me faire souffrir en me plongeant chacune, de nouveau, un peu plus profondément dans la réalité, que le Bon Dieu veut pour nous en ce moment si brutale, si triste !
Tu ne réfléchis donc pas que je vis seul dans un bois de la Champagne Pouilleuse, à l’écart des nouvelles du monde qui souvent me parviennent très atténuées si elles sont mauvaises ! Ne vois-tu pas l’effet de tes lignes parvenant ici : on croit n’y trouver que les épanchements d’un confrère aimé, et voilà qu’on y découvre, enveloppé sans doute, mais si précis, chaque détail qui fait un peu plus profondément saigner le cœur.
Je te remercie pourtant du tout : je sais que ce n’est qu’à regret (oh combien !) que tu mêles le triste et l’agréable, et puis tu sais que 8 mois de guerre nous ont fait une telle âme… qu’elle est peu sensible même aux plus rudes coups et pourtant…  !


Je ne veux plus rester sur ces impressions pénibles. Le devoir nous dit d’ajouter un nom de plus à  notre liste de mort, ce cher Cayla « l’aumônier du 139 e », et de continuer encore notre tâche quotidienne avec le même entrain pour si désagréable qu’elle soit.
Tu remarques la tristesse que contenait ma dernière lettre, d’autant plus qu’elle ne m’est pas habituelle, mais en as-tu bien saisi les causes ? Je t’assure que cela ne vient pas seulement du mauvais temps   qu’il faisait ces jours de Pâques. Aujourd’hui et depuis quelques temps, il fait un temps radieux, qui n’aboutit qu’à donner un semblant de joie extérieure. Le fonds reste, et le plus brillant soleil ne peut rien sur lui.
Quand tu me parles de ma vie peu souriante en elle-même, je ne voudrais pas que tu confondes : au point de vue physique, j’ai une vie de roi, ni souffrance ni embêtement d’aucune sorte. Je compte même pour rien l’ennui et le désir que tous les combattants éprouvent de rentrer chez eux. Ma vie ne devient peu souriante que quand on la considère sur-naturellement à notre point de vue que tu comprends, et même naturellement quand des nouvelles comme celles de tes deux dernières lettres me parviennent. J’en suis venu à me dégoûter de mon farniente. Au
( ?) de danger et de fatigue qui est mon partage , surtout de mon impuissance à ne pouvoir rien faire pour épargner aux parents, aux amis, aux confrères si chers, un peu de leurs souffrances, à ne pouvoir les partager avec eux.
On dit que les artilleurs ont de la veine ! Au point de vue dont je te parle, nous en avons bien peu, moins que le plus malheureux des fantassins …
J’aime bien t’entendre parler de nos chers confrères disparus, une fois que je suis fait à l’affreuse nouvelle. C’est avec un infini respect qu’on contemple ces martyrs au milieu de leurs souffrances et de leur agonie. N’est-ce pas qu’on est fier d’avoir été dans l’intimité d’un Théron d’un Cavalier
, d’un Magne, d’un Cayla ! Pauvres très chers amis, je les vois protéger du haut du ciel les malheureux survivants. Car ce sont eux les heureux, surtout quand ils se présentent devant Dieu  revêtus, la veille, du divin sacerdoce. Que tu es heureux toi-même de venir au front avec les pouvoirs de pardon et de miséricorde.
Je comprends aussi fort bien ta hâte d’arriver, de quitter l’ambiance quelque peu désespérante de ce pays.
Les récits des blessés qui y sont allés passer quelques jours de convalescence se ressemblent tous : il est bien plus pénible de vivre en arrière qu’au front, et c’est au front que la joie et l’espoir sont les plus grands. Ici, naturellement, tu te sens prêt aux plus grands sacrifices. D’ailleurs, le sacrifice n’a lieu que dans le cas où l’espoir n’est plus possible. Tels les exemples et les agonies dont tu parles, et alors c’est terrible.

En dehors de tous accidents, la formule « l’espoir fait vivre » est bien vraie. J’oserai même dire que la mort de l’un des tiens te ferait peut-être moins de peine ici que là-haut, quitte à pleurer davantage plus tard. La mort plus approchée, sentie de plus près et plus souvent, donne l’illusion d’être moins terrible. Et puis elle diminue encore si on la considère au point de vue surnaturel.
C’est bien ce surnaturel qui manque à nos populations pour être à la hauteur morale indiquée par certains journaux ; ils ne l’indiquent et la soulignent que comme un idéal, au moins pour nos populations du midi. Alors que les encouragements et la confiance devraient venir de l’arrière, c’est d’ici que par nos lettres, nous devons les insuffler et les augmenter. Quelle leçon pour nos campagnes ! Heureuses, et heureux nous-mêmes, si elles la comprenaient ! Je crains bien que non, et tu as l’air de me le dire. Sera-ce donc un obstacle pour le zèle des survivants ? Comptons sur la Providence.
J’aime bien te voir reprocher ton peu de travail pour le salut de la Patrie. Mais je crois que tu as parfaitement fait tout ce que ton devoir te commandait de faire sur ce point. Je n’en veux pour garant que cette réflexion. Je n’ose pas ajouter que je désire ton arrivée par ici le plus tôt possible. C’est si égoïste et je crains tant pour des amis comme toi ! La liste n’est-elle pas assez longue de ceux qui exposent tous les jours leur vie ! Je me garderai pourtant là-dessus de te donner le moindre conseil. Notre cher Estéveny pourrait, au cas échéant, t’en donner d’une toute autre valeur. Continuez à me répondre de Rodez en attendant.

Ce matin, on m’a donné le bonjour de Privat. Hier soir il passait .( ?). son bataillon pour les tranchées : il m’a demandé, mais je n’étais pas là. J’aurais pourtant si fort tenu à le voir et à le féliciter. J’y réussirai j’espère sans tarder, fallut-il pour cela aller le trouver en première ligne, ce qui est assez facile ici.
Je n’ai plus rien à te dire en ce qui me concerne. Il est si banal de dire que l’on se morfond, et  cela depuis 8 mois ! A peu près rien d’autre à faire qu’à lire 3 ou 4 journaux de Paris, à me promener, à fumer… Souvenez-vous toujours que je n’ai pas encore fait mes Pâques, vous qui pouvez les faire si souvent et si bien.
Au point de vue professionnel, fort peu de travail. Un canon a éclaté à mon groupe l’autre jour, mais aucun blessé, quant aux Boches, ils sont bien trop maladroits pour nous toucher. A propos de canons, il en éclate pas mal, on suppose que cela provient des nouveaux obus. Hier à la 7 e du 9 e, il y a eu 3 blessés par un accident semblable.
Le temps est radieux. Tous les jours passe aux
 …( ?) ou Aviatik … qui nous survolent à plaisir. Attention, les Italiens pour la poussée décisive ou les élèves cabots du 122 e ! ( ? ? ?)
Tu me le diras sans tarder et d’autres choses. Je ne veux pas te dire ce que je t’envoie comme souhaits, à toi et à  nos chers amis communs, qui ont la complaisance de s’intéresser à nous, mais soyez assurés que c’est bon.
Tout à toi avec respect et affection.

L. Poujol.


Nota : Dans le chapitre "Annexes", sur quatre pages nommées   "Qui sont-ils", nous avons rassemblé les soldats et/ou  les amis mentionnés dans les lettres et dans les carnets. Nous essayons d'identifier précisément chacun d'eux. Que le lecteur nous contacte s'il peut nous aider dans cette oeuvre de longue haleine !

 

Lettre d’un ami – peut-être Louis Bergonier– quelques jours avant le départ d’Ernest Olivié pour le  front.

+ H…. 23 avril 1915
Dans la zone du front, les noms de lieux étaient censurés.


Mon cher Ernest,


Reçu ce matin ta carte lettre. Félicitation au sujet de ton ordination. Au reçu de ma lettre, joins les mains et, de loin, envoie-moi ta bénédiction de nouveau prêtre qui me portera bonheur. Quel bien tu vas pouvoir faire, mon cher Ernest, au milieu des soldats ! Pour ma part je suis prêtre, et uniquement prêtre, pas soldat pour un sou… et franchement je me trouve en plein dans mon élément, et toute ma vie, si Dieu me prête vie, je regretterai le temps de la guerre.
 J’ai passé 3 semaines à entendre des confessions ! ! ! Et maintenant je me repose en faisant tous les jours, dans les tranchées, la visite de tous
mes paroissiens. Mon excellent capitaine en est ravi, et trouve que cela aide énormément à maintenir le moral de la troupe.

Et maintenant une histoire. J’ai reçu il y a quelques jours un autel portatif : depuis un mois je célèbre la messe tous les jours. Avant hier donc, je vais trouver le capitaine et lui dis : « Ne serait-il pas indiscret de ma part de vous demander d’aller jusqu’A… (ce n’est pas notre secteur) faire faire les Pâques à 4 bonnes vieilles qui se trouvent dans les ruines de ce village et n’ont pu assister à aucune messe depuis le mois d’août dernier ».
 A… n’est qu’à 5  km de H… mais les Boches occupent la route directe ; c’est 9 km que j’ai été obligé de m’appuyer… J’étais à 150 m à peine d’A… quand, occupé à lire mon journal, je lève les yeux et m’aperçois que je suis sur une hauteur, très en vue avec à mes pieds les tranchées françaises et à 800  m à peine les tranchées des Boches.

Si les Français, me dis-je, éprouvent le besoin de se cacher dans le bas-fond, sous terre, que dire, moi qui suis tout à fait en vue et, d’un coup d’œil je regarde s’il n’y a pas un repli de terrain qui me permette de réparer la gaffe que m’a fait faire la lecture de « L’Echo de Paris », quand, tout à coup « dzin, dzin, dzin ! … », trois balles dirigées pour moi, dont une passe entre mon oreille droite et mes cheveux.. Je m’aplatis sur la route ; les Boches continuent à me  tirer dessus.
 Acte de contrition, signe de croix, je me lève et, tête baissée, je prends ma course sur la route, quand j’entends « cran, cran, cran ». Trois feux de salve suivis du tir d’une mitrailleuse, le tout dirigé sur ton brave serviteur. Je m’aplatis donc sur la route, dans la position d’un ordinant des ordres sacrés et là, alors que les Boches ont tiré un moment sur moi, je fais le mort. Il était 6 h 30 du matin. Je reste là sans bouger sous un soleil de plomb, avec mon autel portatif sur les épaules. Au bout d’une heure, sentant mes bras allongés s’endormir et en souffrant horriblement, je veux esquisser un petit mouvement des mains, mais un nouveau feu de salve des Boches me rappelle à l’ordre. Alors le soleil qui dardait ses rayons en plein sur ma tête, la paralysie complète de mes membres, me donnent le délire (j’avais la tête bien plus basse que mes pieds). Force me fut de rester ainsi sans bouger le moins du monde de 6 h 30 du matin à 8 du soir. Quel supplice ! … C’est la journée la plus terrible que j’aie vécue depuis le début des hostilités et pourtant j’en ai vu ! !

Avec mon sac sur les épaules, les Boches devaient me prendre sans doute, sur cette hauteur, pour un observateur d’artillerie car, chaque fois qu’une batterie de 75, située à ma gauche, tirait quelque coup, ils me gratifiaient d’un feu de salve qu’ils tiraient avec une précision qui me fait encore frémir. Les balles me recouvraient de terre, et le matin l’une d’entre elles remplit de terre mon oreille ; elle me fit horriblement souffrir tout le jour, mais je ne pus la nettoyer qu’une fois la nuit venue.
Ils ont sûrement eu la consolation de m’avoir envoyé ad patres, mais c’est une illusion chez eux. C’est un vrai miracle que je n’aie pas été tué. Je l’attribue à la sœur Thérèse de l’Enfant Jésus que j’ai invoquée dès le matin, et que j’appelais à mon aide à chaque nouveau feu de salve. Humainement parlant, c’est 200 fois que j’aurais dû être tué au cours de cette journée, car ces monstres-là m’ont bien envoyé au bas mot 300 balles toutes tirées avec une précision remarquable (ils étaient à peine à 700 m) et leurs balles m’encadraient.

A 8 h du soir, deux soldats d’un autre régiment, envoyés par leur lieutenant (qui m’avait vu tomber là-haut à 6 h 30), profitent de la nuit pour venir voir si j’étais mort. Ils sont ébahis de me voir me relever tout seul. Mais étant complètement à jeun depuis la veille, je ne pouvais guère me tenir sur mes jambes. Ils me prennent mon fusil et m’aident à parcourir les 150 m qui me séparent d’A…

Mes bonnes vieilles me restaurent un peu, me préparent un bon lit. Mais je n’ai pas la force de me déshabiller ; je défais mes souliers et me couche tout habillé. Sommeil rempli de cauchemars.
Lever à 4 h 30. Messe à 5 h après avoir confessé mes bonnes vieilles (hors confessionnal, cela va de soi, mais on n’est pas à une censure près en temps de guerre). Et après le déjeuner, je fais comme les rois mages « per aliam reversi sunt in regionem suam ». J’ai bien fait 16 km le matin pour ne pas être vu des aimables voisins d’en face.

A mon arrivée à H… je suis monté aux tranchées voir le capitaine et lui raconter mon aventure. Il en frémissait et m’a dit que, dorénavant, il ne me permettrait plus de sortir de « ma paroisse ». Ç’aurait été une chose fâcheuse pour lui si le moindre accident m’était arrivé hors du secteur du régiment.
Je vais remonter aux tranchées maintenant et visiter tous mes hommes. Le capitaine est très content de mes visites journalières à tout mon monde : il prétend que cela remonte le moral à tous. C’est d’ailleurs mon seul travail et je t’assure que ce n’est pas une sinécure. C’est le ministère rêvé : voir continuellement des soldats, serrer les mains à tous – comme un député aux approches d’élections – dire un petit mot à chacun, quelque chose qui les fasse rire et leur fasse oublier les mauvais moments. Le capitaine prétend que je suis son « adjoint » pour le bon ordre dans la C nie. C’est vraiment la vie du missionnaire que j’avais tant rêvée à  une époque : toujours en courses, confessant de ci de là, allant au secours de tous ceux qui ont besoin de mon ministère. Je n’avais jamais rêvé d’une existence qui me permît d’être aussi prêtre que ce que je suis. Deo gratias.

Et si jamais la mort me surprend dans l’accomplissement de mon ministère, elle sera la bienvenue :  on ne peut mieux souhaiter et, comme à un de mes meilleurs amis, je te souhaite un ministère aussi rempli.

Nous voilà au vendredi soir et je n’ai pas encore eu un seul instant pour préparer mon « speech » d’après-demain, pour la messe aux tranchées ; je n’ai pu encore choisir un sujet.

Quel dommage que, pendant ces 14 h que j’ai passées hier exposé aux coups des Boches, j’aie eu continuellement le délire : j’aurais eu tout loisir pour préparer tout cela.
Montre ma lettre à ce bon abbé Delmon : il aura ainsi de mes nouvelles fraîches ainsi qu’à Dejean qui attend peut-être une lettre de moi ; ça lui fera prendre patience.
Le bonjour à tous. Je t’embrasse in christo. Envoie-moi ta bénédiction.
Excuse mon style : ai à faire visite aux tranchées + sermon et suis éreinté par journée d’hier.

Signature : Louis (?) Probablement Bergonier.


Vers le début du récit : Plan des campagnes d'Ernest.

 
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