Premier séjour dans la Marne --- Villers-sous-Châtillon, Châtillon-sur-Marne, Romigny --- 322 e R.I. --- - Ernest Olivié - Grande Guerre 14-18

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Premier séjour dans la Marne --- Villers-sous-Châtillon, Châtillon-sur-Marne, Romigny --- 322 e R.I. ---

1916 > Front de l'Aisne

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Villers-sous-Châtillon.

- Jeudi 6 janvier 1916 -

Vers 6 h, nous arrivons à Orléans. Point d'arrêt. A 8 h à Juvisy où l'on attend sous la pluie pendant 2 h, puis c'est la Grande Ceinture : La Villette et la gare de l'Est. Cinq mn sur le trottoir parisien, mais impossible de rien voir de la capitale. Le brouillard est épais. A 13 h, on rembarque. A Meaux vers 15 h. A 18 h à Port-à-Binson. C'est là que nous mettons pied à terre pour nous diriger vers Villers-sous-Châtillon où se trouve mon bataillon (près de Châtillon-sur-Marne, à 15 km à l’ouest d’Epernay-sur-Marne). J'arrive à bon port vers 19 h 30. Excellent accueil m'est fait par les bonnes sœurs de St Vincent de Paul chez qui sont logés les brancardiers. Je retrouve mon confrère Ditte. Je partage même avec lui un lit que les bonnes sœurs ont bien voulu mettre à notre disposition. La transition sera moins brusque.


Lettre de Jean-Antoine Estéveny. Il a été blessé de 18 éclats d’obus à Perthes-les-Hurlus le 27 sept. 1915. Il est en convalescence.

St Hilaire (du Harcouët - Manche) le 28 Xbre 1915,

Mon cher ami,


Ce n'est pas parce qu'en ce jour c'est la fête des Saints Innocents que je t'écris. Nous sommes trop vieux pour nous amuser à ces jeux de mots. C'est le renouvellement de l'an qui me fournit l'occasion de te donner de mes nouvelles en même temps que je t'offrirai mes vœux...
J'ai quitté l'hôpital du Vésinet. Il a été évacué entièrement ainsi du reste que tous les hôpitaux de la région parisienne. On craignait, parait-il, une affluence extraordinaire de blessés au cours de l'offensive que les Boches préparaient dans les Flandres - au dire d'un déserteur !!! Et comme toujours c'est la mode dans notre pays où tout marche à ravir (?) on a vidé sur-le-champ un certain nombre de lits et expédié les blessés qui les occupaient de-ci de-là sans discernement et

sans classement. Sais-tu où je me suis échoué, car je m'étais promis de ne descendre du train que lorsqu'il s'arrêterait à bout de course et de souffle ? Je me trouve dans un modeste hôpital, dans un canton perdu aux confins de la Normandie, de la Bretagne et de la Mayenne, à quelques kilomètres à l'est du Mont St Michel et d'Avranches.
Nous sommes donc assez près de la mer : l'air nous en arrive par rafales et je t'assure qu'il ne moisit pas devant la fenêtre où le vent a soin de le renouveler sans trêve. Comme sur toutes les régions côtières, il pleut sans discontinuer. C'est là le seul ennui que j'éprouve à ne pas pouvoir user - moi qui ai l'humeur vagabonde - de la liberté qui m'est laissée. A part ça, je serais très bien. Logé dans une chambrette à deux lits seulement, dont les fenêtres ouvrent sur le Midi et du côté de la mer (qu'on ne voit pas ici de partout), très bien nourri, soigné à peu près, comme médecine et compétence, mais très bien comme dévouement et petits soins, par des religieuses enchantées d'avoir un séminariste pour leur servir la messe. Je reste toujours un heureux blessé. L'air marin a sur ma fistule de la tête une heureuse influence salutaire ; mon mal a l'air de vouloir enfin guérir. Tant mieux : j'irai donc bientôt, je l'espère, retrouver Privat et Beq et Monteil le nouveau prêtre et toutes les connaissances de chez Babec.
 Je compte sur ton amabilité pour communiquer mon changement d'adresse à Gleizes... et pour offrir à tous ceux que je puis encore connaître dans ton entourage, mes vœux de bonne et pacifique année. Prends garde dans tes lettres d'être prudent et songe toujours quand tu écris que tu cours le risque d'être lu par un censeur revêche. Ta dernière lettre très intéressante contenait des critiques vraies mais trop osées.
Je t'embrasse, mon cher ami et sollicite comme par le passé le suffrage de tes prières si méritoires, en retour de mon souvenir.

Estéveny    Mon amical bonjour à la petite communauté cléricale.

- Vendredi 7 janvier 1916 -


Ste-Messe à la chapelle des bonnes sœurs, vers 7 h. La petite communauté, composée de 7 ou 8 sœurs et d’une trentaine de fillettes, y assiste. Déjeuner chez les sœurs.
Journée calme. Je broie toujours un peu de noir. On me raconte la fameuse histoire de la cloche : mon confrère Ditte a eu 8 jours de prison pour avoir sonné la cloche de l’église sans l’autorisation du commandant, l’adjoint ayant porté plainte. On en parle beaucoup.
A 6 h du soir, réunion à l’église présidée par l’abbé Delcros, confrère de Rodez, du 3 e d’artillerie. Il doit partir demain.


- Samedi 8 janvier 1916 -

Ste-Messe à la même heure. Rien à signaler pour la journée. Quelques confessions le soir.


- Dimanche 9 janvier 1916 -

Messe de communion à 6 h. Grand-messe à 9 h. Beaucoup de monde. Je suis célébrant. Vêpres à 14 h. Salut à 18 h.

- Lundi 10 janvier 1916 -

Ste-Messe à l’église à 6 h. Travaux de terrassement durant la journée. Salut à 18 h.


- Mardi 11 janvier 1916 -

Rien à noter.


- Mercredi 12 janvier 1916 -

Comme précédemment, beau temps. Magnifique paysage, coteaux pleins de vignes. Délicieux petit vin blanc.


- Jeudi 13 janvier 1916 -

Journée calme.


Châtillon-surMarne.

- Vendredi 14 janvier 1916 -

Nous partons de Villers vers 9 h. Grands regrets car ces bonnes sœurs étaient pour nous de vraies mères. Nous allons à Châtillon-sur-Marne, à 5 km. Le coup d’œil est aussi très beau : vaste plaine au milieu de laquelle coule la Marne, des coteaux pleins de vignes encadrant cette plaine. Statue monumentale d’Urbain II. Notre cantonnement est tout au bout du village, sur la route de Reims. C’est une ancienne pension tenue par des religieuses. Tout est à l’état neuf. Mais ici, point de bonnes religieuses de St Vincent de Paul pour prendre soin de nous. La maison présente le sombre vide de toutes les maisons mises sous séquestre.
A 4 h du soir, nous devons retourner à Orquigny pour recevoir une injection antityphoïdique. Au retour, souper et salut malgré la fièvre qui commence à nous envahir. Belle église. M. le Doyen est fort accueillant.


- Samedi 15 janvier 1916 -

Journée d’installation. Ste-Messe à 6 h 30. Le soir, notre confrère Foucras rentre de permission, nous apportant un peu de gaieté malgré notre indisposition suivant fatalement le traitement antityphoïdique. Je suis invité à aller dire ma messe à Reuil pour un groupe du 56 e d’artillerie (village situé sur la Marne, en amont).

- Dimanche 16 janvier 1916 -

Départ pour Reuil à 8 h. J’arrive vers 9 h. Tout est préparé. Assistance presque exclusive d’artilleurs. Les civils n’ont pas l’air de se préoccuper beaucoup de la messe, c’est l’affreuse mode du pays.
J’arrive de nouveau à Châtillon pour la soupe, bien fatigué. Vêpres à 14 h, chantées avec entrain. Puis le doyen veut bien nous faire goûter au vin de Châtillon. Un violent mal de tête m’oblige à me coucher sans souper.

- Lundi 17 janvier 1916 -

Je suis guéri. A 6 h 30, je vais dire la Ste-Messe à l’église. Calme pendant la matinée. On se prépare à recevoir le nouveau colonel, qui s’est annoncé pour 14 h. Il visite l’infirmerie, mais ne prend pas la peine d’arriver jusque chez nous, ça ne va pas plus mal pour ça. Le soir à 18 h, salut auquel assistent pas mal de soldats. M. le Curé nous parle de Ste Macre ( ?) dont nous faisons la fête demain : c’est une sainte du pays, puisqu’elle a été martyrisée à Fismes. Tout cela est édifiant et intéressant pour nos chers soldats.

- Mardi 18 janvier 1916 -

Ste-Messe à 6 h. Petite marche de 15 km par Vandières et Binson. Soirée comme à l’ordinaire.

- Mercredi 19 janvier 1916 -

Rien à noter. On annonce notre départ d’ici pour samedi.

- Jeudi 20 janvier 1916 -

Rien à signaler. Je broie toujours du noir.

- Vendredi 21 janvier 1916 -

On nous annonce notre départ pour demain matin : nous devons nous rendre à Romigny, à 10 km d’ici dans la direction du nord. Préparatifs.


Romigny.


- Samedi 22 janvier 1916 -

Ste-Messe comme à l’ordinaire. Départ fixé à 10 h 30. Soupe avant de partir. Marche pénible par suite du terrain très détrempé. Arrivée vers 13 h 30 à Romigny, petit chef-lieu de commune à l’aspect misérable. Beaucoup de boue, pauvres cantonnements. Nous sommes logés dans de vastes cantonnements, aménagés exprès pour les troupes, bien aérés ; bonnes installations mais froides et humides.
Nous pouvons organiser le salut pour 18 h, de concert avec le prêtre aumônier du 1 er bataillon du 81 e qui se trouve cantonné dans le même village. Eglise propre, mais pauvre. On y prie bien et on chante avec entrain, cela suffit. Quelques confessions.

- Dimanche 23 janvier 1916 -

Grandes difficultés pour l’organisation des offices religieux, car les manœuvres que nous sommes venus exécuter ici commencent ce matin à 11 h. Après les avis du colonel lui-même, la grand-messe est fixée à 9 h. Nos messes basses se disent dans la matinée à partir de 6 h 30. Plusieurs communions. Bonne assistance aussi à la grand-messe, mais beaucoup n’étant pas fixés sur l’heure, arrivent en retard. Au premier rang, nous avons la joie de voir notre colonel et notre chef de bataillon, tous deux nouveaux arrivés.
Tandis que les compagnies sont à la manœuvre, nous, les brancardiers, nous restons chez nous, à l’exception de 4 d’entre nous qui suivent les compagnies. Impossible d’organiser les vêpres, tous les soldats sont à l’exercice. Les civils ne pratiquent pas, à l’exception de quelques bonnes personnes, dont la mère de M. le Curé, mobilisé. Dans l’après-midi, nous lui faisons une visite. Nous sommes bien reçus par cette brave femme d’ouvrier et mère de prêtre.
Elle nous raconte un peu l’occupation du village par les Boches pendant 10 jours et simplement,  nous raconte comment son fils se dévoua auprès de la population, tandis que le maire avait fui devant l’invasion.

Salut solennel à 6 h du soir. Eglise comble.

- Lundi 24 janvier 1916 -

Rien de spécial à noter. Temps brumeux et ennuyeux. Boue effroyable partout.

- Mardi 25 janvier 1916 -

Rien à signaler. Les compagnies vont toujours à l’exercice. Nous faisons quelques corvées.

- Du mercredi 26 au vendredi 28 janvier 1916 -

Rien à noter. Toujours le même petit train de repos. Ste-Messe à 6 h 30. Occupations diverses pendant la journée. Salut à 5 h du soir. Je remplace le caporal parti en permission. Cela me permet d’éviter quelques corvées, mais, en revanche, il me faut commander mes camarades et ça m’ennuie beaucoup. Heureusement que tout le monde y met de la bonne volonté. Durant la matinée et la soirée, nous sommes occupés aux douches.

- Samedi 29 janvier 1916 -

Douches le matin, puis manœuvres de brigades dans l’après-midi. Nous y participons, mais ce n’est pas trop dur pour nous. Le soir : salut et confessions assez nombreuses. Notre confrère, l’abbé Ditte, part en permission.

- Dimanche 30 janvier 1916 -

Communions nombreuses aux messes matinales. La grand-messe a lieu à 9 h, mais nombreux sont ceux qui ne peuvent pas y assister parce qu’il y a douches jusqu’à 10 h. A 11 h, départ pour l’exercice. Moi je reste ici et vais réciter l’office de la Ste-Vierge à l’église. Le soir, salut solennel.

- Lundi 31 janvier 1916 -

Rien à noter. Les journaux font grand bruit au sujet d’une incursion de Zeppelins sur Paris où ils ont lancé des bombes et fait des victimes.


*** FIN DU CARNET N° 4 ***

- Mardi 1 er février 1916 -

On organise une musique au 322 e (Ernest Olivié était musicien).  Je ne veux pas me faire inscrire de peur qu’on m’accuse de m’embusquer, et surtout pour ne pas perdre un brin de liberté qui m’est nécessaire  pour faire du ministère, aux tranchées surtout. Nouvelle incursion de Zeppelins sur Paris : pas de victimes. L’Angleterre aussi a reçu la visite de ces monstres le 1 er février. Plus de 50 morts.

- Mercredi 2 février 1916 -

Manœuvres de division auxquelles tout le monde prend part. Départ à 7 h 30. En conséquence, nous allons dire la Ste Messe à 5 h. Manœuvre peu fatigante mais pénible à cause de longs stationnements sur place avec un froid assez vif. A 12 h 30, fin de la manœuvre. A 14 h, nous rentrons chez nous.

- Jeudi 3 février 1916 -

Départ fixé à demain 4, direction d’Epernay. Préparatifs de départ. Exercices du soir comme à l’ordinaire.

Boursault.

- Vendredi 4 février 1916 -

Lever à 5 h. Ste Messe à 5 h 30. Départ à 8 h pour Boursault, par Ville-en-Tardenois, la Neuville, Damery, Boursault. On mange la soupe en route sous la pluie froide et un vent violent, c’est peu intéressant. La marche n’est pas trop pénible parce qu’on nous a allégés et que les pauses sont fréquentes, mais la pluie nous pénètre. Arrivés à Boursault vers 16 h (7 km à l’ouest d’Epernay). Assez bien logés. A 18 h, on organise un semblant de salut, mais l’assistance n’est pas nombreuse parce que nous n’avons pas sonné et que les hommes sont très occupés à s’installer et à manger la soupe. Avec 2 ou 3 fervents, nous récitons le chapelet et nous les invitons à revenir le lendemain avec de nombreux camarades.


Samedi 5 février 1916 -

Matinée comme à l’ordinaire. Hélas ! J’ignorais ce que me réservait l’après-midi. J’ai vécu là l’heure la plus affreuse de ma vie. Un télégramme m’annonce le décès de mon cher Papa. Mon Dieu, quelle épreuve ! Je reste pendant de longues minutes en face de ces terribles mots : « Père décédé ». Je suis abattu, j’ai du mal à en croire mes yeux. Et pourtant, je dois me rendre à l’affreuse réalité ; alors seulement, je songe à verser des larmes. Je dois cependant faire des démarches auprès de mes supérieurs pour obtenir une permission. Hélas ! je n’aurais pas même la consolation d’accompagner mon cher Papa à sa dernière demeure !…
Quel sacrifice à offrir au Bon Dieu ! Et pourtant, c’est à peine si je pourrai le lui présenter. Je prie peu ce soir au salut et après. Je reste abîmé pendant une bonne demi-heure au pied du tabernacle à prier et à pleurer. J’espère pouvoir partir dès le lendemain. Nuit pleine d’affreux cauchemars.



Suite du récit : Obsèques du père d'Ernest.

 
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